XX

Plus tard, on leur servit du café. À lui, à Lilo Toptchev, au Dr Todt et à l’officier de l’Armée Rouge, le commandant des services de renseignement Tibor Apostokaguian Guéchenko, qui était leur gardien et les protégeait contre les insanités qu’ils se sentaient prêts à commettre. Buvons à notre mort, pensa Lars, à haute voix, Lilo dit :

— C’est un échec.

— Et comment !

Il n’osait affronter son regard. Guéchenko, dans un geste très slave, presque sacerdotal, leva la main comme pour en caresser l’air ambiant :

— Un peu de patience.

Il fit un signe de tête, et un de ses assistants apparut et lui tendit une dépêche rédigée en caractères cyrilliques :

— … Un satellite nouveau a été mis sur orbite. Et il émettrait un champ de halage de nature électromagnétique… Je ne comprends pas très bien, je ne suis pas physicien. Mais ce champ affecte une de vos villes, la Nouvelle-Orléans.

— Comment cela ? Guéchenko haussa les épaules :

— Elle a disparu. Comme ensevelie ou cachée. Toute communication avec elle est interrompue et vos appareils de mesure ont enregistré une diminution de sa masse. La barrière opaque qui dissimule tout est reliée à ce satellite. C’est à peu près ce que nous avions prévu ?

Sans se presser, il avala une gorgée de café.

— Je ne comprends pas, fit Lars, la gorge serrée.

Au-dedans de lui, la peur faisait battre son cœur comme un tambour, sans arrêt.

— Ce sont des négriers. Ils ne veulent pas atterrir. Je pense qu’ils prélèvent des échantillons de notre population, des esclaves. D’abord, à la Nouvelle-Orléans.

Il eut un second haussement d’épaules :

— …Mais nous les battrons. En 1941, quand les Allemands…

Lars l’interrompit brutalement :

— Avec un treuil à vapeur ? Il se tourna vers Lilo :

— …C’est donc cela la vraie, l’authentique raison pour laquelle vous avez tenté de me tuer ? Pour que nous n’arrivions jamais à nous retrouver au point où nous sommes, en train de boire une tasse de café comme…

Le commandant Guéchenko lui coupa la parole avec beaucoup d’à-propos psychologique :

— Vous lui fournissez un alibi, monsieur Lars. C’est malsain, parce que cela peut l’engager encore plus sur la voie de l’irresponsabilité.

Il se tourna vers Lilo :

— Non. Ce n’est pas la véritable raison.

— Dites-le lui donc, Lilo.

— Pourquoi lui dirais-je ?

— Parce que vous avez voulu nous épargner à tous deux la terrible connaissance de ce qui se passait. C’était une forme de pitié.

— L’inconscient a ses façons de procéder, dit Lilo pensivement.

Une fois de plus, le commandant Guéchenko intervint, cette fois avec force :

— Il n’y a pas d’inconscient. C’est un mythe. Il n’y a que des réflexes conditionnés. Et vous le savez, vous, mademoiselle Toptchev. Monsieur Lars, vous n’avez aucun mérite à tenter de faire ce que vous faites. Mademoiselle Toptchev est soumise aux lois de l’Union soviétique.

Lars soupira. Il tira de sa poche le livre de bandes dessinées qu’il avait acheté au terminus aérien et spatial. Il le tendit à Lilo qui lut le titre avec curiosité : « L’Homme-Pieuvre bleu de Titan et ses aventures étonnantes parmi les protoplasmes féroces des Huit Lunes de la Mort. »

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, les yeux soudain grands ouverts.

— Un aperçu du monde extérieur. Ce que la vie serait pour vous si vous abandonniez cet homme et Pip-Est pour venir avec moi.

— C’est ce qu’on trouve à vendre dans le Bloc-Ouest ?

— Surtout en Afrique occidentale.

Elle se mit à tourner les pages, examinant ces dessins blafards, vraiment horribles. Le commandant Guéchenko, abîmé dans de sombres pensées, regardait droit devant lui sans rien voir. Son visage fin et clair trahissait le désespoir que ses paroles avaient réussi jusqu’alors à dissimuler. Sans aucun doute, il devait penser aux nouvelles qui concernaient la Nouvelle-Orléans… comme tout homme raisonnable ne pouvait manquer de faire. Car il était indéniablement un homme raisonnable. Ce n’est pas lui qui eût perdu son temps à regarder un livre de bandes dessinées. Mais Lilo et moi, se dit-il, nous ne sommes pas raisonnables. Comme le prouvait l’étendue de leur échec.

— Ne remarquez-vous pas quelque chose de curieux dans ce petit livre ? demanda-t-il à Lilo.

— Si. Ils ont utilisé plusieurs de mes dessins.

— Quoi ! s’exclama-t-il. VOS dessins.

Il n’avait remarqué que les copies des siens.

— … Laissez-moi jeter un coup d’œil. Elle lui indiqua une page :

— Regardez ici. C’est mon gaz lobotomique.

Elle fit un signe en direction du commandant Guéchenko.

— … Ils l’ont expérimenté sur des prisonniers politiques et la Télé a présenté les résultats. Ceux de cette bande dessinée. Une fois leur cortex cérébral endommagé, les victimes répètent indéfiniment les mêmes gestes, leur cerveau leur donnant toujours les mêmes instructions. Ce dessinateur a transformé les prisonniers politiques en être bi-cérébraux originaires de Io. Il a certainement vu notre émission de télé. Mais ce qui est extraordinaire, c’est que l’enregistrement n’a été présenté que la semaine dernière.

Incrédule, Lars lui prit le livre des mains :

— La semaine dernière ?

Manifestement, ce livre était imprimé depuis bien plus longtemps. Il était daté du mois précédent. Cela faisait soixante jours, peut-être, que cet exemplaire attendait d’être acheté à l’étalage du terminus spatial. D’un seul coup, il se tourna vers le commandant Guéchenko :

— Commandant, il faut que je contacte la KACH !

— Maintenant ? Immédiatement ?

— Oui.

Sans mot dire, le commandant Guéchenko prit le recueil des bandes dessinées des mains de Lars et commença à le feuilleter. Puis il se leva, fit un geste. Un assistant apparut aussitôt. Les deux hommes se mirent à discourir en russe. Lilo le prévint :

— Il ne donne pas l’ordre de faire venir le représentant de la KACH, mais d’avoir des renseignements sur cette firme du Ghana.

Puis elle s’adressa elle-même en russe au commandant Guéchenko. Jamais Lars n’avait ressenti à tel point l’insularité linguistique de l’Américain qu’il était. Il y avait là quelque chose de provincial, se dit-il, et il eût donné tout au monde pour comprendre ce qu’ils se disaient. Tous les trois parlaient des bandes dessinées, et finalement le commandant tendit le recueil à son assistant.

L’assistant sortit en courant, le livre à la main. Derrière lui, la porte claqua comme s’il était pris de folie.

— Ce livre est à moi, protesta Lars, comme si cela avait de l’importance.

— Le représentant de la KACH viendra, mais pas tout de suite. Ils veulent d’abord mener à bien leur enquête ; ensuite, vous ferez la vôtre.

Sans répondre à Lilo, Lars s’adressa au commandant :

— Je désire retourner sous la juridiction du FBI. Maintenant même. J’insiste pour que cela ait lieu tout de suite.

— Finissez d’abord votre café.

— Il y a quelque chose qui ne va pas. Oui, quelque chose avec ce livre de bandes dessinées. Qu’est-ce que c’est ?

— Ils sont bouleversés, dit Lilo. Ils croient que la KACH a vendu des reproductions de mes dessins à cette firme. Ils sont furieux. Peu leur importe que le Bloc-Ouest ait accès à ces dessins, mais une simple firme, non. C’est trop fort.

— Évidemment, fit Lars.

Mais ce n’est pas tout, se dit-il. Il y a quelque chose d’autre. Ils étaient beaucoup trop agités. C’est alors que le commandant Guéchenko prit la parole :

— Il y a un autre facteur, le facteur temps.

Il se versa une autre tasse de café, mais le liquide était froid maintenant, et il reposa la tasse.

— Ce livre de bandes dessinées a paru trop tôt, est-ce cela ? demanda Lars.

— Oui.

— Trop tôt même pour la KACH ?

— Oui.

— Ce n’est pas possible, s’exclama Lilo.

Le commandant Guéchenko lui jeta un regard bref, dépourvu de toute sympathie :

— Dans l’épisode final, l’Homme-Pieuvre de je ne sais quoi est emprisonné sur un astéroïde. Il a besoin d’une source d’énergie. Il construit alors une machine à vapeur. Cette machine lui servira à réactiver l’émetteur de son spacionef à demi démoli par les… Il eut une grimace de mépris :

— … par les Fleurs-Carnivores pseudonomiques de Ganymède.

— Alors, c’est du dessinateur de ce magazine que nous avons tiré nos propres dessins, fit Lars… Ce n’est pas étonnant…

— Non, ce n’est pas étonnant que vous ne puissiez produire l’arme dont nous avons besoin, quand il nous la faut absolument. Comment une arme véritable pourrait-elle provenir d’une source pareille ?

Il avait repris son café froid et l’avalait à petites gorgées. Quand il leva la tête, ce fut pour fixer Lars d’un air particulièrement déçu, accusateur.

— Si nous lisons simplement ce qui se passe dans l’esprit d’un dessinateur de bandes dessinées, comment avons-nous pu de temps à autre trouver quelque chose d’intéressant ?

Le commandant Guéchenko eut un geste de dédain :

— Oh, cet artiste ! Il a beaucoup de talent, savez-vous. Un esprit inventif. Il nous a bien fait marcher pendant un bon bout de temps, vous et nous, l’Ouest et l’Est !

— C’est la pire chose qui pouvait… commença Lars.

— Oui, mais intéressante.

Les yeux du commandant Guéchenko allèrent de Lars à Lilo.

— … Intéressante, mais lamentable.

— Lamentable, en effet, dit Lars d’une voix soudain empâtée.

 

Le zappeur de mondes
titlepage.xhtml
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Dick,Philip K.-Le zappeur de mondes(The Zap Gun)(1965).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html